Engatse sur la ligne 12

Incident sue la ligne 12 du tramway
Incident sue la ligne 12 du tramway (tous droits réservés)

L’inscription « Saint Julien » (un quartier de Marseille) sur un lot de photographies sur verre m’avait convaincu de m’en rendre acquéreur pour quelques dizaines d’euros. Au retour de ce vide-grenier marseillais, je me saisis immédiatement d’une loupe afin de découvrir les détails des prises de vues. En effet, et bien qu’étant des tirages « positifs », la taille réduite des supports en verre ne m’avait pas permis de vérifier sur place si le lot concernait réellement ce noyau villageois du XIIème arrondissement de Marseille. Je suis malheureusement rapidement fixé: il s’agit en fait de photographies concernant le village de Saint Julien en Genevois, à la frontière franco-suisse. Ma déception est cependant atténuée par la qualité des tirages, et les sujets photographiés: douane, vieux véhicules…Je trouverai certainement un acquéreur pour rentrer dans mes frais.
La plaque que j’évoque ici est la dernière du lot. Comment s’est-elle retrouvée parmi ces clichés haut-savoyards? Cela restera pour moi un mystère. Mais ce n’est pas le seul.
Je la passe au scanner afin d’utiliser le grand écran de l’ordinateur et d’en apprécier le moindre détail. Et c’est une scène tragi-comique qui apparait alors à mes yeux.

Voyons tout cela en détail.
Le thème: en rase campagne, un tramway est à l’arrêt à cause d’une fourgonnette en panne et immobilisée au milieu de la voie. Une crevaison, la rupture d’un essieu? Difficile à dire.
Le lieu: indéterminée, mais quelque part entre Marseille et les Camoins. Deux détails m’autorisent à l’affirmer:
– La ligne 12 du tramway reliait Noailles (la gare de l’est) aux Camoins, comme indiqué sur la signalisation du tramway.
– La plaque minéralogique de la camionnette comporte les lettres CA, qui se rapportaient au département des Bouches du Rhône, avant d’être remplacées par le nombre 13 à partir de 1950.
La date: la ligne 12 de Noailles au Camoins a fonctionné de 1907 à 1956. Par ailleurs, entre 1928 et 1950, les plaques minéralogiques se composaient de 1 à 4 chiffres + 2 lettres + 1 numéro d’ordre allant de 1 à 9. Pour les Bouches du Rhône, il avait été attribué les lettre CA à CR.
On peut donc dater la photo entre 1926 et 1950, mais plutôt aux alentours de 1930 car les lettres CA ont été les premières à être attribués.
Les acteurs: la plupart d’entre eux sont certainement les usagers du tram. Des habitants du voisinage, attirés par cette agitation anormale, se seraient-ils joints à eux? C’est possible. Certains sont restés à bord, d’autres sont descendus et entourent la camionnette.
A l’exception de l’homme moustachu qui semble sourire pour la photo, tous semblent résignés. Notons l’absence de personnages féminins.
Au premier plan, un personnage portant cravate (un notable?) semble saluer et se diriger vers celui qui pourrait être le wattman (« conducteur ») du tramway. Celui-ci, stoïque, observe avec recul toute l’agitation qui se déroule sous ses yeux. On devine toutefois par son attitude, une colère contenue ou tout du moins, une forme d’impatience.
A cette époque, l’équipage d’un tramway était composé du wattman donc (improprement nommé « le conducteur »), en charge du bon fonctionnement du véhicule à l’avant de celui-ci, et du receveur qui avait pour mission principale la vente et le contrôle des billets. Mais où se trouve donc ce dernier? Vous aurez la réponse en regardant derrière l’homme et l’enfant, le personnage de dos qui porte le même uniforme et le couvre chef que le wattman, en grande discussion avec celui qui pourrait bien être le propriétaire de la camionnette.

Cette photographie est magnifique et justifie à elle seules les quelques dizaines d’euros dépensées pour l’achat du lot. Mais me laisse néanmoins perplexe: cet événement a-t-il réellement eu lieu ou s’agit-il d’une mise en scène montée de toutes pièces pour le besoin d’un film qui aurait pu s’appeler: « Engatse* sur la ligne 12 »? Encore un mystère de plus.

*  Le terme « engatse » signifie en langage provençal: « situation difficile ou confuse, que l’on subit«